Nouvelle : No Man's Land (1)

Publié le par Futile

             Le coin de toile qui se lève, triangle de tissus sur la pyramide de la tente. Elle qui sort un bras, puis tout le corps, face à la mer. Elle s’extirpe. Elle se déploie, large éventail, les cheveux déroulés, comme un bras d’eau. Tout son corps tangue, du bras droit au bras gauche. Sous les yeux du garçon, la plage seule, avec, posées au milieu de ce rêve, la tente et Clo qui s’étend, presque nue, habillée de lumière, sur la découpe verticale du ciel à l’odeur nouvelle. Les grains de sables et les grains de sa peau ont presque le même couleur lourde ; elle navigue, du réveil à l’aube tardive, et de l’aube au réveil. Pendant ce temps, posée sur son trépied, entre les mains les mains du garçon, la vielle caméra tourne, fixe au loin ce corps-bascule, balancier posé du matin, à la rencontre de ces trois éléments sable-ciel-mer. Les lents étirements de Clo deviennent presque une danse, spectacle unique, croit-elle, pour les vagues mourantes qui viennent s’écorcher aux premières langues de sable. Et les yeux du garçon suivent cette intime procession solitaire ; elle n’en sait rien, elle lui tourne le dos. Il se dépose sur sa peau le goût d’un absolu incontrôlable, intraduisible et pourtant insensible. Dans la tente, quelqu’un cogne la toile, grogne ; elle se retourne, aperçoit Raphaël, la caméra aux mains. Elle pose un grand soupir, de celui qu’elle réserve aux jours lascifs et tente de courir sur le sable amassé. Il voit tourner, au ralenti, de ses yeux et de celui, borgne, de la caméra, comme dans une décélération cinématographique, les pieds nus de Clo qui s’accrochent aux mottes silencieuses, se poser sur le sable, y imprimer leur tissu délacé, un pied presque plat et cinq petites traces, puis remonte la jambe, se glissant au passage, du regard, le long de la cheville fine, arrivant à ses hanches, et remonte au sourire. Elle tombe dans ses bras, essoufflée. Elle respire si fort : « T’es con ! Ca faisait longtemps que tu me regardais, comme ça ? 

-                     Depuis ton réveil…

 

Il veut dire quelque chose, mais il n’ose pas.

 

 

 

Il paraîtrait peut-être qu’il la veut épouser

La plage comme alliance ou la mer pour baiser

 

Il susurre en son cou un discours délivré

 

Où elle lui semble rire et peut-être accepter.

 

 

 

Elle se glisse et se blottit, bien, entre ses bras. Il la dégage doucement. Il lui dit : « Attends ! Je reviens ! ».  Il s’engouffre doucement, sans un bruit, sous la tente où les deux autres dorment encore. Il revient, dans les bras une immense et si longue robe de noce, blanche, plutôt belle comme forêt nue sous la neige qui s’entête à s’installer, et un smoking impeccable. « Je les ai gardé des Mariés de la Tour Eiffel. » Elle sourie, il l’explique. Il insiste pour qu’elle mette la robe qu’elle finit par répandre son corps tout entier. Puis il met le smoking, pendant qu’elle continue de faire glisser sur elles les bandes de tissu blanches. Et il remet en marche l’antique caméra. Il entraîne Clo, la prenant par la main, et l’emmène là où un instant encore auparavant, elle en était à dérouler ses lianes. Il lui dit maintenant c’est le temps des épousailles. La caméra servira de Mairie. Et face à la vieille V8 sur son trépied ballant, tout juste équilibré par un court tas de sable, ils disent tous les deux les formules rituelles, les déclamations républicaines qui aujourd’hui remplacent la poésie du druide ou du sorcier. Et de continuer ensuite à dire ce que l’homme-Etat déclame en l’occasion. Il l’enlace, tombent à terre, mais ne peuvent plus rien, rient trop. Ils ne s’embrassent pas, ça serait déjà trop. La vieille caméra continue de tourner jusqu’au clac ! où elle s’arrête, à bout de souffle. A terre, sur le banc de la plage, le sable s’entremise jusque sous leurs cheveux. Les longs et beaux cheveux doux de Clo sont lourds et paresseux de sable. Quand la main de Raphaël traverse cette couverture lourde, elle crisse dans ses doigts.

 

 

 

Et puis ils se relèvent, ils changent leurs vêtements de noce contre ceux du quotidien, laissant le vent embrasser de son souffle ces mariés de tissus, divaguant sur la plage. Passés les vrais vêtements de la vie, ils se lèvent et elle lui murmure « Au village. ». Ils prennent le chemin qui rattrape la dune et se perd dans les plantes accroche-sable. Ils marchent à pas rejoints jusqu’au village cité, la main de l’un dans celle de l’autre. Ils laissent leurs pieds s’emparer de la route, arrivent aux premiers contreforts de goudron. Là, ils remettent à leurs pieds les sandales d’été et suivent la large tâche sombre, D111, 117, 17, 13 ou 24, peu importe. Les automobiles aux voiles bruyantes les doublent, les croisent, ils dépassent des panneaux qui indiquent dans l’alphabet de la route la mise à mort de temps de vivre et arrivent aux premières maisons neuves. Plus loin, dans le village, au cœur, au centre de cette vie peuplée, ils avancent, craintifs, chez les commerçants, parmi tous les clients qui traînent, craintifs, tremblants, de peur de se faire rattraper par la civilisation. Et puis ils respirent : ils sont sortis de la dernière boutique. Doucement, les paquets de courses calés dans chaque main, les sacs plastiques retenus sous les aisselles, ils poussent la petite porte du retour à la plage. Et le voyage en sens inverse, d’abord la longue de goudron noir, puis le petit chemin de terre déjà mêlé de sable et enfin les pieds nus dans la caresse fine. Ils se posent face à la mer qui déroule ses langueurs du matin, elle pose son épaule contre l’autre. Ils respirent en silence cette musique nue. Un peu plus loin, sous la tente, les deux autres s’allument. Il est neuf heures et l’éveil du matin. Elie glisse sa tête hors du drap : « Ah, vous êtes déjà levés ! J’arrive. » Il sort vite, habillé. Marthe est plus longue à tout s’éveiller. Cinq minutes d’attente pour les trois silencieux puis elle sort à son tour, respire le matin, encore toute endormie, la trace du vent dessine les poèmes de la nuit sur ses paupières qui luttent encore. Elle traîne des dernières lourdeurs de la nuit sa trace sur la plage. Ils sont quatre faces à la mer, face à ce qu’ils sont en train de choisir.

 

 

 

Là, ils ont mangé l’air du matin, et puis le pain, et les conserves qu’ils sont allé chercher toute à l’heure au village. Plus tard ils sont là, tous les quarte, à rester allongés, alanguis, paresseux, sur la suite du temps. Ils n’ont rien d’autre à faire, rien de mieux ; ils se savent. Et cela leur suffit. Il y en a trois qui aiment. Deux qui s’aiment. Un qui attend. Une qui s’en fout. Parfois, l’un d’entre eux a une phrase, courte mais fatigante. On y répond ou on y répond pas. L’un d’eux a installé un très vieux phonographe, et quand un disque se termine, ou quand l’un d’eux en a assez, il se lève, ou plutôt il se traîne jusqu’au poste pour y changer la galette de vinyle noir. Autour, sur le sable, traînent une vingtaine de vieux disques, achetés la brassée chez un brocanteur des campagnes, et le vieil ampli grésille les Beatles ou des pièces classiques. La scène a quelque chose d’impossible, quartes corps étendus sur le sable, la tente, plantée comme un drapeau, et le vieux phonographe qui tourne, tourne, tourne. Parfois un oiseau de mer vient ajouter à ce chant le cri de sa douleur, mais personne n’y prête plus attention. Ils sont bien au-dessus de tout cela.

 

 

 

Vers le milieu de la matinée Raphaël commence à tracer des signes sur le sable, là où il est mouillé. Marthe se lève pour aller voir. « Qu’est-ce que tu fais ? »

 

-                     Je commence un roman…

 

-                     T’es con. La mer va l’effacer !

 

Et puis elle commence à le lire.

 

-                     Mais arrête, c’est beau. Arrête, il faut le noter, l’écrire sur du vrai papier ! Pour le garder, avant que ça s’efface ! Qu’est-ce que tu peux être idiot, parfois !

 

Elle court chercher un carnet de papier et ses crayons. Clo lui suite dessus et l’enserre.

 

-                     Laisse le ! C’est ça qu’on a choisi aussi. Tout s’efface…

 

-                     De toutes façons il s’arrête là. J’ai plus d’idées !

 

Et il se met à rire, rire, rire, ivre comme un dératé.

 

-                     C’était un roman éphémère.

 

Publié dans NOUVELLES

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