Nouvelle : No Man's Land (2)

Publié le par Futile

 

 

 

Le temps passe, lent comme les nuages. Abandonnés sur le sable, la trace des doigts laissée, la journée déroulée comme le fil d’Ariane, et un soleil qui fuit de l’Est à l’Occident, les yeux juste plissés le temps de son passage au Zénith. Quelques pas dans l’eau, à un moment ou à un autre, et le long séchage, immobile, à rêver de tout le reste, sur le fond du vieux phonographe qui marche toujours. Vers le milieu de l’après-midi, alors que Clo, assise, les bras enserrés autour de ses genoux, reste immobile ; alors que l’écume, de sa petite salive blanche, rasant quelques galets déposés là, poursuit sa route lente ; alors que la mer semble toujours plus grande ; débarque un car de touristes allemands. Ils commencent à vibrer, troupeau bruyant, bobs rouges, bermudas éculés et sets de plage braillards. Le guide qui les devance, la brutale interruption de cette pause permanente, resserrée sur la plage, quatre fois deux paupières refermées sur le monde, et voilà Elie qui se lève et dans son allemand de pacotille : « Vous ne pouvez pas venir… C’est une zone écologique interdite… Nous on est discret, ça va, mais vous… Vous allez vous faire repérer. » Il sourit d’un air gauche et hausse les épaules. Tout grossier soit il, le stratagème a marché. Le car de touristes repart, dépité par cette plage si difficile à atteindre interdite à leur avidité. Il recrache au passage son gasoil sur des oiseaux de plage qui volent bas. La pause reprend son droit, son absence de route. Quelques cris de plumes, des bras qui s’enserrent, des dessins inutiles sur le beige du sable, tracés avec le petit doigt. Et puis le vide.

 

 

 

 

 

Une à deux heures plus tard – on ne sait pas vraiment, le temps est tellement vague, ici – peut-être trois, un gardien du littoral, soupçonneux, l’air, le pas raide.

 

 

« -            Y parait qu’y a des gens ici, ils ont dit à des touristes que la plage elle était interdite.

 

 

C’est pas vous, hein ?

 

 

-                     Non, c’était des gamins. Ils devaient avoir treize quatorze. C’est les seuls qui étaient là aussi, et ils ont parlé avec des gens descendus d’un bus, oui.

 

 

-                     Ils avaient pas l’air méchant, faut pas abuser…

 

 

-                     C’est sûr. Ils sont petits, ils disent des conneries, on a tous fait ça…

 

 

-                     Oui, prenez-moi pour un con. Enfin, dans le doute… Mais la tente, là, il faut me l’enlever. Ca vous avez pas le droit !

 

 

-                     Si on la dépote, on peut toujours rester dormir ici ?

 

 

-                     Ça oui. Mais je passe demain matin aux aurores et si elle est là, je sévère.

 

 

-                     C’est ça, oui…

 

 

-                     Au revoir, Monsieur.

 

 

-                     Au revoir.

 

 

-                     Au revoir, Monsieur. »

 

 

 

 

 

Quatre soupir quand il s’en va. De toutes façons, le rythme de langueur a été rompu. Il en faudrait beaucoup pour le recréer en ce jour. Ils se rapprochent. Tentent de refermer, avec les quatre corps assis, le cercle le plus parfait. « Dommage qu’on ait pas de guitare… / Et pourquoi pas a cappella ? » Et Marthe se lève, commence à chanter. Elle tourbillonne, pénétrée des paroles. Clo la regarde, soulevée par la voix. Raphaël se met à fredonner, doucement, pour ne pas troubler le palais du vent qu’elle met en construction. Elie y frappe un léger rythme de ses mains. Une vague se décroche du large et vient s’abattre, comme pour applaudir cette félicité. La chanson est finie ; une nostalgie du temps passé, avant le décrochage, envahit de sa brume le cœur des quatre immobiles. Le ciel du soir, qui drape de son voile la fin de la journée, s’installe peu à peu et semble déposer autre chose que la nuit. « Si on allait manger ce petit resto si discret à X-Plage ? » L’accord tacite est unanime.

 

 

 

 

 

C’est la première fois qu’ils font ce genre de folie. Leur plage exilée les a coupé du monde depuis quelque chose comme si longtemps. Ils prennent le chemin des dunes, les pieds aussi nus dans le sable qui refroidit de la chaleur de l’après-midi, ce même chemin qu’après le mariage du matin. Puis ils suivent encore la même route mais ils n’entrent pas dans le village. Sur le parking côtier, ils voient la vieille Ami 8 qui, cahin-caha, les a amenés jusqu’ici. Raphaël sourie. « Attendez, puisqu’elle ne sert plus à rien, maintenant… » Il pose les clés de contact sur la serrure de la portière. « Comme ça elle sera au premier qui la voudra. » Il dépose la carte grise entre le pare-brise et l’essuie-glace.

 

 

Et puis ils continuent la route, les pieds nus sur le goudron mordant, et le ciel du soir qui décline toujours, là-bas, par delà le fin fond, les frontières de la mer vers l’autre rive. Ils repassent devant la falaise où, il y a des jours de cela, ils avaient jeté l’un après l’autre dans l’eau salée leurs téléphones portables. Celui de Marthe avait sonné. Elle l’avait oublié, depuis des mois qu’il ne sonnait plus. Et puis la sonnerie avait insisté. La tentation de répondre avait été trop forte et elle l’avait jeté, toutes forces bandées, du haut de ces pierres abruptes. Il avait persisté à sonner encore, puis le silence suivi du bruit de la masse pénétrant la couche d’eau. Raphaël l’avait regardé puis l’avait suivi, lâchant son pavé de communication. Clo avait fait pareil. Elie n’en avait jamais eu. Passé le premier lieu, ce dernier lien gardé avec le monde, cette discrète attache qu’il fait pourtant mal d’arracher, ils s’étaient sentis soulagés et avaient ri de leur liberté. Ils pouvaient continuer la route. Ils passent sans un regard pour elle, falaise définitive de leur engagement. Clo, qui marche sur le bas-côté, continue à boire de ses pas les pierres aiguës et les maigres cailloux, sur leur mince lit d’herbe et de mauvaises graines poussées. Après cinq kilomètres dans la tombée du soir, à leur arrivée dans la petite ville, il a définitivement recouvert tout de sa prudence. Ils avancent aux aguets dans les quelques rues piétonnes du centre et choisissent une devanture discrète, presque cachée de l’œil qui ne fait qu’effleurer de sa superficialité les paysages, ils choisissent la table du fond. Ils commandent quelques salades et du poisson, une bouteille de vin, qui leur échauffe la cervelle. Ils mangent et rient, tout doucement d’abord, tout en pudeur, trop de solitude trop longtemps coupent les liens du monde à tel point qu’on ose plus parler quand on retrouve la civilisation. Et puis, au fur et à mesure que baisse le niveau du vin dans la première bouteille puis dans la deuxième, monte le ton de la voix, et puis les rires lâchés, comme si la tablée, du fin fond de l’exil, semblait devenir peu à peu le centre du royaume, la cour des saltimbanques, le miroir de la joie. La serveuse et les quelques clients éparpillés, aux têtes sans angoisse trop sensible, se retournent, jusqu’au cuistot qui sort la tête de son enclos pour voir de qui est composée cette animation exultante. Encore pourtant clair, l’un d’eux paie la note en tirant du sac d’un autre les derniers billets qui subsistent. Clo semble avoir compris. « On y va. On va devenir non plus le centre d’attraction.

 

 

 

 

 

Et toute la route tenue en sens inverse, le seul sens, comme un unique sens qu’il faudrait imposer, atteindre enfin ce point de non-retour, toucher le No Man’s Land absolu, quelque part hors du dégoût. Ils mordent leurs pieds sur les cailloux qu’ils ne voient plus : la nuit a tout drapé de ses lèvres sincères. Atteintes les premières dunes, Clo s’est glissée dans les bras de l’époux du matin. « Tu m’offres la nuit de noce ce soir ? » L’interrogation est pour le principe. Tout à l’heure, elle va se glisser sans demander nulle porte ouverte ; la porte, ce sera à elle à la délivrer.

 

 

Ils sont tous les deux allongés dans les dunes, laissant Marthe et Elie se coucher sur la plage.

 

 

 

 

 

 

 

 

La nuit, la tempête a ravagée la côte, détruisant des paillotes et inondant des routes, noyant dans leurs nids les bêtes blessées.

 

 

 

 

 

 

 

 

Le lendemain matin, avant même les premières heures, allongés sur la plage au point de non-retour, quatre corps immobiles, éparpillés au hasard de la première marée du matin.

 

 

 

 

 

 

 

 

No Man’s Land.

 

 

 

 

 

 

 

 

24, 25, 27 Décembre 2003.

Publié dans NOUVELLES

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