Nouvelle : Au bord du fleuve

Publié le par Futile

            Le faux nom du trafiquant d’or sur sa barque du bout du fleuve. « La Fatigue », en bois brut mal recouvert des peintures écaillée, d’un vieux rouge, de bleus passés, de vert d’eau éthiopien. Sa barque, il en tient la barre d’une main ferme pour corriger les remous du fleuve. De l’autre, c’est le moteur qu’il force à ronronner en appuyant son poing sur la carlingue métallisée de la petite boîte électrique en vibration. Il sue à grosses perles, transparence d’eau intense troublée par la crasse du corps. Il est fier, droit, adroit. Il a le regard qui voit loin, anticipant déjà les troncs d’arbres du fleuve. dans sa besace, posée contre le maigre banc poli par l’âge, il y a l’or. Des semaines de labeur, la peur des éboulis, la boue et les moustiques, la fatigue et le sommeil, et puis la joie immense de la grosse pépite qu’il n’a cette fois pas trouvée. de la ferraille d’or, de la limaille au cour officiel des trafiquants, presque de l’or de pacotille. De quoi tenir une semaine, peut-être quelques jours de plus, chez le Français, au bord et au bout du fleuve, et puis enfin charger sur le dos les réserves pour les semaines à tenir à nouveau les genoux dans la boue.

 

            Migueïl Pedro Cardo I Senor do Bonfin de Cruze i da Silva fume. Il s’imagine, là, avec un gros cigare brun à la bouche, sous la véranda de bois vert, se balançant doucement dans la rocking chair, somnolant déjà à moitié et prêtant faussement l’oreille au discours sans cesse fourni de Dud, le grand noir. Quelques mots au passage s’émietteront dans sa cervelle, lutte du peuple, république révolutionnaire, milices populaires de libération. Puis le Français arrivera et lui servira son verre voluptueux d’alcool injecté de sirop lourd aux larges nuances vertes, oranges ou rouges, presque brunes, mangue, fruit, médication. Il se sentira dériver loin, loin, hors de la fatigue des jours accumulés. Quelqu’un, à l’intérieur, aura peut-être mis en branle l’antique lecteur de disque et tournera la mélodie ombrée d’Elvis Costello ou d’un chanteur de charme. Il savoure déjà cette fumée à venir. Il sourie les yeux plissés contre le soleil entre les arbres de la berge.

 

            Il a encore trois heures avec la barque avant d’arriver.

 

            Dans les oreilles, le bourdonnement de l’eau éclaboussée hors du fleuve et le tintamarre étouffé de la jungle qui serpente presque en silence.

 

            Et puis il y aura les femmes, avec leur odeur chaude de jument en péril.

 

 

 

            Crachat. Comme une marée anonyme projetée par la bouche encombrée de tabac, l’écume de salive, l’idée frissonnante qu’on ne se libère pas, on le croit juste, on veut le croire, mais le prochain crachat en la bouche déjà se prépare. Le Français regarde à l’horizon du fleuve. Pedro I Senor ne devrait pas tarder, la saison de son retour est déjà un peu avancée.

 

            Il entend le bruit régulier, lourd, du fleuve. Il rentre. Dernier crachat à moitié étouffé sur la chaleur du bois brut, à moitié projeté et éteint dans la végétation au pied vérandaire.

 

 

 

            C’est le pesant soir arrivé. Dans la chambre moite, caché derrière la moustiquaire de la fenêtre toujours ouverte, Senor est allongé, buste nu, tout le grand corps lavé ; sa tête repose sur les genoux étalés de la jeune fille. Elle est venue d’Europe, importée de force ou perdue dans une fuite trop mal maîtrisée. Elle a le long teint slave, les yeux tristes de la pisseuse faite pour jouer du piano les soirs d’hiver en repensant au cousin pour qui il faudra encore attendre l’été. Elle ne dit rien, elle se tient raide, elle a les seins à peine ouverts. Pedro se perd dans la langueur bienveillante qui écarquille son sourire. Dans sa bouche, il tient le bout du doigt de la pâle et triste jeune fille. Tout à l’heure, elle a accroché sa main sur un bout de bois blessé et une goutte a jailli de sang. Alors il proposé sa salive pour panser la petite coupure. Elle n’a pas dit non, elle a encore trop peur du bord du fleuve pour savoir ce qu’elle veut. Elle ne pense rien. Elle sens juste encore, tout comme elle a senti qu’elle allait monter avec les hommes parce qu’on ne peut pas être éternellement la jeune fille perdue que l’on prend en pitié et à qui l’on partage son pain pour lui donner toute entière la mie. Pedro, il est heureux, il a le visage tout entier baigné dans le confluent d’une odeur de femme, il a dans le bouche le pétale en sang d’une fleur délicieuse, délicieuse comme les images des saintes venues des pays lointains. Il ne pense même pas aux sidas qui pourraient s’écouler hors de la veinule dont le léger coulis vient tapoter sa langue. C’est ça, il est sur les genoux de al Vierge Marie comme sur les images qu’il y avait dans le livre pieux de ce missionnaire lointain. Il embrasse la main, roule autour du petit doigt sa langue émerveillée, il respire tout bas, il est en extase comme si il avait mangé la feuille de lotus facturée bien plus chère. Il pense « Vierge Marie, Santa Maria, Blessed Virgin ! » Il le sait bien, il ne va pas déshabiller son corps, ce n’est pas une fille avec qui un homme respectueux monte, c’est une sainte qui s’ignore. « Elle est venue faire la fleur dans notre maquis de sueur ! » Elle ne dit rien mais elle finit par relâcher ses épaules dressées. Elle sent que dans cette extase silencieuse sur son doigt si petitement sanguin il y a plus qu’une tendresse immense, il y a un intense respect. Elle se penche de la tête et elle offre un étrange petit sourire maladroit.

 

 

 

            Il est arrivé harassé, il a ancré sa barque assez loin sur la rive, a bout de bras avec le Français, il l’a sorti de l’eau, tirée loin hors du débarcadère. Il y a eu très peu de mots. « Tu me donnes un verre. » « Il y une fille qui n’est pas repartie avec son saltimbanque des villes. Il la frappait trop. Tu parles qu’il est parti, lui. Gringalet et il voulait arracher l’or à la terre. » Pedro I Senor avait pensé à ces femmes aux hanches larges, aux fesses pleines qu’on appelle filles par nécessité de se comprendre. Il imaginait déjà les cheveux noirs qui retomberaient sur des seins épais qui connaissaient déjà par cœur et mille fois la caresse.  Il voyait bien le cri qui passerait la fenêtre pour se mêler au halo de la jungle.

 

            Dans le verre, il y avait une goût amer, très fort, un alcool d’homme qui déchirait le palais et qui te rappelait les torgnoles que ton père te foutait sur la gueule quand tu étais petit ; mais face à l’alcool des jours de boue, dans la petite flasque de métal rongée d’humidité, c’était une agrément, un enchantement doux pour les lèvres. Faut dire, quand tu cherches l’or, seul à cent miles à la ronde, l’alcool il doit servir et à te donner du courage, et à désinfecter les plaies. Et à ce compte là, tu peux pas payer cher très longtemps, alors tu arrêtes de faire le raffiné et tu bois la torgnole brute, comme directement sortie de l’urine d’un soûlard.

 

            Dans la chambre, il s’endort comme s’il savait la femme. Elle se sent gênée avec ses petits seins nus, pudiques et inutiles. Alors elle trouve normal de se glisser à côté de lui. Quand il se réveille au bruit de la pluie, il sent la main pressée contre le plus précieux de sa poitrine et même plus bas. S’il plonge au délice, c’est que ce n’est plus la fille éphémère et fiduciaire qu’il a dans son lit, mais c’est qui s’est rendue aux armes. Il reprend dans sa bouche le doigt de lait.

 

            « Madre Mia ! » Le Français relève la tête. « Ca, c’est Senor qui éjacule. » Puis il enfonce à nouveau sa face lourde et brisée sur l’oreiller. Fais ça en silence tudieu, fais-ça-en-si-len-ce...

 

            Lui, le lendemain, Senor, il se relève, la gorge émerveillée, étire large les épaules. Elle reste assise dans le lit, le drap sale ramassé sur le ventre. Elle ne sait toujours pas. Elle ne sait pas, mais elle sent, confusément, qu’il s’est passé quelque chose et qu’il y a aussi quelque chose d’autre, de plus grand, qui approche, juste, c’est ça, un cheval au galop qui repart aussi sec. Elle se sent comme l’écurie du alezan blessé qu’elle environne de son admiration et de sa douceur.

 

            En bas, le Français vient d’entendre à la radio.

            La radio, le Français, ça lui a toujours foutu la trouille. Annonciatrice de mauvaises nouvelles. « Enculé de merde d’ange annonciateur de mauvaises nouvelles à la con ! Saloperie de putain digitale ! » Il commence à tout ranger. Il entend du bruit dehors. Putain de merde. Il fonce à toute volée dans l’escalier et s’esquinte la cheville. « Planquez-vous bordel ! » Il redescend aussi sec. Cachés sur un repli du balcon, sous l’ombre noire d’un feuillage du matin, elle sent une main qui se plaque sur sa bouche et une autre qui l’entoure des gestes vaudous pour invoquer la protection de la Vierge Marie. En bas, le Français balance tout ce qu’il peut de valeur à travers la trappe de la cave. Le bruit d’un hélico se fait plus précis, de plus en plus vrombissant, assourdissant. Il referme la trappe en urgence et calque par dessus le tapis de végétal séché, comme pour recevoir les éclat de verre, les alcools renversés et les crachats sauvages. Un premier posé fait grincer le bruit de la véranda. « Que pasa ? » « Tu te tais, toi. Tu obéis et tu réponds. Il y a qui, ici ? » « Il y a moi. Il y a Dud, mais lui il est idiot. Je m’occupe de lui, vous voyez. Il travaille une poque pour moi et je lui donne de quoi tout ce qu’il faut et que je peux. Mais il y a personne d’autre. Il y a plus de voyageur sur le fleuve... » Il se fait écarter, pousser, les hommes en armes de la milice monte à l’étage, font le tour de la bâtisse. Dans une chambre, il y en a un qui redescend, au bout du canon de son arme des vêtements qu’il a ramassé à terre. « C’est Dud. » « C’est Dud... Toi tu as dans une chambre des vêtements d’homme et de femme encore chaud et tu me dis c’est Dud, c’est l’idiot, là... Tu te fous de ma gueule ? » Le Français blêmi, gémi : « C’est moi... Je l’habille en femme et je le prends... Il y a plus de femme... Ca fait deux ans que... » Celui qui se comporte comme un officier lui balance un coup de crosse dans le dos, lui crache dessus. « Salope ! » Il ricane. « Allez, on remballe. On le laisse sauter son nègre. Il n’y a plus rien, ici. Qu’est-ce que tu attend pour te casser ? Que tu mettes ton idiot enceinte ? » Ils rigolent tous, ils prennent toutes les bouteilles d’alcool qu’ils peuvent et ils tirent sur la véranda. « Adieu, Mouch... » Déjà le bruit des pâles de l’hélicoptère qui s’envole recouvre le bruit de leurs paroles.

 

            Senor relâche la main de l’étreinte. Elle se retourne vers lui et lui reprend la main pour la lui poser sur son sein.

Publié dans NOUVELLES

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article